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Les rendez-vous en préfecture : les étrangers déshumanisés, discriminés et contraints à l'illégalité

Dernière mise à jour : 24 sept. 2021

Le temps des longues queues interminables des ressortissants étrangers, alignés sur le bas-côté d’une préfecture, où « le temps prenait son extension la plus extrême et chacune des heures de la journée (…) semblait contenir un monde » [1] est révolu.


La prise de rendez-vous en préfecture est aujourd’hui transformée en une mésaventure dématérialisée [2] et déshumanisée


La présence des étrangers devant les préfectures n’est plus (l’a-t-elle déjà été ?) souhaitée. Le rendez-vous en ligne est le seul moyen d’y accéder. Les étrangers non munis de ce « laisser-passer » se verront systématiquement refuser l’entrée.


Cette organisation conduit à la déshumanisation et à l’indignation face à une situation emprunte d’aberration.


En effet, les étrangers en situation irrégulière [3] qui n’ont pas la possibilité de se rendre sur le site dédié à cet effet [4], sont automatiquement mis de côté et contraints de rester dans l’illégalité. Alors même qu’ils ont souhaité être régularisés, ils risquent, en raison de leur séjour irrégulier, d’être expulsés pour une situation qui n’est pas de leur fait.


Parmi les étrangers en situation de précarité pouvant matériellement disposer d’un tel accès, une multitude sera encore évincée et rejoindra l’illégalité à durée indéterminée : ceux qui ne maitrisent pas les outils dématérialisés [5].


Ainsi, une part élevée des étrangers ne peut donc tout simplement plus solliciter un rendez-vous en préfecture : ils sont privés « de voir (leur) situation examinée au regard des dispositions relatives au séjour des étrangers » [6].


Disposer d’un accès internet est cependant loin d’être la panacée, puisque le vocabulaire utilisé, les nuances entre les différents fondements, les menus déroulants souvent abscons, sont autant d’obstacles difficilement surmontables et empiriquement constatables pour des personnes maîtrisant qu’imparfaitement le français [7].


Ceux qui n’auront pas été exclus (directement ou indirectement) de la possibilité de se rendre sur la page dédiée, se trouveront confrontés à une triste réalité : les rendez-vous sont épuisés.


Un marché noir des rendez-vous s’est donc développé : en échange d’une somme d’argent donnée, il est promis à l’étranger qu’il pourra obtenir ce « laisser-passer ».


À côté de ce trafic, que la désorganisation étatique suscite, un contentieux du rendez-vous se développe partout où la prise de rendez-vous échoue.


Il est alors imposé à l’étranger l’établissement d’une preuve qui constitue littéralement une épreuve [8] : il devra, quotidiennement, aller sur le site dédié à la prise de rendez-vous et réaliser une capture d’écran d’une page invitant inlassablement « à recommencer ultérieurement » ou indiquant qu’une remise en ligne du site se fera « prochainement », pour prouver qu’il a vainement essayé d’obtenir un rendez-vous [9]. Voilà une procédure qui aurait pu être imposée à Joseph K. [10].


Une fois ces éléments en sa possession, il devra saisir urgemment le juge compétent [11] qui enjoindra à l’administration, quasi mécaniquement [12], de lui fixer un rendez-vous plus ou moins proche dans le temps.


Si la date de convocation est trop loin dans le temps, l’étranger devra saisir l’administration d’une demande tendant à l’avancement de la convocation, faisant naître une décision, laquelle sera, le cas-échéant, déférée au juge compétent [13].


Cette réalité contentieuse, au-delà d’être scandaleuse et honteuse, est hasardeuse, étant précisé que très peu sont les étrangers qui peuvent saisir le juge des référés.


Au total, le nombre des étrangers en séjour irrégulier forcé à durée indéterminée est drastiquement élevé, et la responsabilité de l’administration – dans cette situation d’indignité caractérisée – ne saurait être ignorée


« Inacceptable » [14] est le mot utilisé par Madame Mireille Le Corre, rapporteure publique à la 7ème chambre de la section du contentieux du Conseil d’État, pour qualifier cette situation.


La résolution des difficultés d’accès aux guichets a pourtant été proposée [15] [16], sans qu’elle soit suivie d’effets.


La queue des rendez-vous n’a pas disparu : elle est devenue invisible, inaccessible et est d’autant plus inadmissible qu’elle est perfide.


N’oublions pas que derrière l’impossibilité de prendre rendez-vous, ce sont des vies humaines qui se jouent.


Samy DJEMAOUN

Avocat au barreau de Paris


[1] A. CAMUS, La mort heureuse ;

[2] Tout a commencé avec la circulaire du ministère de l’Intérieur n° INTK1400231C du 3 janvier 2014, relative à l’amélioration de l’accueil des étrangers en préfecture et aux mesures de simplification et objectifs d’organisation qui a lancé le mouvement de la dématérialisation du service des étrangers dans les préfectures et a souhaité « limiter les déplacements en préfecture des usagers étrangers », en précisant que « l’amélioration des conditions d’accueil des étrangers en préfecture est une nécessité » ;

[3] La problématique des créneaux se pose notamment pour les demandes d’admission exceptionnelle au titre du travail et de la vie privée et familiale ;

[4] « Les étrangers arrivant et vivant en France font également partie d’une population qui se trouve en situation de fracture numérique ou de difficultés dans ses démarches administratives en raison du basculement vers un tout numérique.» – Sénat, rapport n° 711 (2019-2020) de la mission d’information sur la lutte contre l’illectronisme et pour l’inclusion numérique, M. Raymond Vall, septembre 2020, page 43 ;

[5] Ibid ;

[6] CE, 10 juin 2020, n° 435594 : aux Tables, concl. Mme Mireille Le Corre ;

[7] Rapport précité, page 43 ;

[8] Ces modalités probatoires pourraient être susceptibles de constituer des exigences excessivement rigides concernant l’établissement de la preuve en méconnaissance l’article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CEDH, 31 mai 2016, Tence c. Slovénie, n° 37242/14, §§ 35-38) ;

[9] Le juge ne peut « exiger une période supérieure à un mois de vaines tentatives » : conclusions de Mme Mireille Le Corre sur CE, 10 juin 2020, n° 435594 : aux Tables ;


[10] Le Procès, Kafka ;

[11] Sur le fondement de l’article L. 521-3 du code de justice administrative ;

[12] Le Conseil d’État a tout de même dû censurer une ordonnance rendue par un juge des référés qui avait estimé qu’un étranger ne pouvait être regardé comme apportant suffisamment d'éléments de nature à établir qu'il aurait tenté en vain d'obtenir une date de rendez-vous, au motif que les très nombreuses captures d'écran du site de la préfecture indiquant l'absence de plage horaire disponible durant les mois de juin, juillet, août et octobre 2020 qu'il produisait étant anonymes. Le Conseil d’État a jugé que « (…) lorsqu'un étranger tente d'obtenir un rendez-vous sur le site de la préfecture (…) en vue de déposer une demande de titre de séjour, la page indiquant qu'il n'existe plus de plage horaire disponible est toujours anonyme, dès lors qu'elle apparaît avant même que l'étranger ait été en mesure d'enregistrer ses données personnelles (…) » (CE, 21 avril 2021, n° 448178 : inédit au Lebon, concl. M. Marc Pichon de Vendeuil) ;

[13] CE, 1 juillet 2020, n° 436288 : aux Tables, concl. M. Guillaume Odinet ;


[14] Conclusions de Mme Mireille Le Corre sur CE, 10 juin 2020, n° 435594, précité ;

[15] Conseil d’État, étude, « 20 propositions pour simplifier le contentieux des étrangers dans l’intérêt de tous », septembre 2020, page 54 ;

[16] « Il est donc recommandé de prévoir un effort exceptionnel de recrutement et de transformer les contrats de 250 vacataires en contrats à durée déterminée de 2 à 3 ans. Durant cette période, le plafond d’emploi des préfectures serait adapté. Ces renforts seraient destinés en priorité aux services étrangers des douze préfectures identifiées par la Défenseure des droits comme présentant des « difficultés systémiques » – Annexe n°58 du Rapport Immigration, asile et intégration (Mme Stella Dupont et M. Jean-Noël Barrot, rapporteurs spéciaux).

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